Justement

Justement, je décide de parler de cette idée de lunettes à Roland Sora. Ce jour-là, il dispose d’un certain temps et c’est dans une cafétéria voisine de la faculté que nous discutons. Il fait encore très bon, mais l’automne tout de même est là : à travers la paroi vitrée qui ferme la cafétéria sur la droite, on voit les feuilles mortes qui s’amoncellent sur la pelouse, l’herbe jaunissante. Pourtant, quelques étudiants sont encore assis çà et là, en plein air, en train de bouquiner, comme si c’était toujours l’été.

Nous avons pris des cafés et des portions de tarte. Roland dit très gentiment que des lunettes m’iraient sûrement bien et me donneraient la petite touche intellectuelle qui me manque peut-être, donc augmenteraient ma crédibilité (c’est lui qui prononce le mot, pas moi), dans ma nouvelle activité. Il ne voit malheureusement pas à quel opticien je peux m’adresser pour demander des lunettes purement postiches, sans provoquer la perplexité. Je lui dis que je me fiche bien de provoquer la perplexité. Ou alors, dit-il rêveur, en portant la tasse de café à ses lèvres, l’œil perdu, ou alors : bleutées, teintées, il faut demander des lunettes non correctives, mais légèrement bleutées… Je lui réponds que le plus simple serait d’aller carrément chez un accessoiriste. Il pose la tasse, montre une hésitation, comme s’il n’avait pas très bien perçu le ton que je voulais donner à cette phrase, je le sens un peu sur la défensive, peut-être croit-il que je me moque de lui, puis il me répond : Pourquoi pas ? Après tout, Marie-Constance, tu as l’habitude du théâtre.

Il regarde sa montre. Il me semble tout à coup que cette conversation sur les lunettes va tourner court ou devenir oiseuse. Mieux vaut passer à quelque chose de plus décisif. Vais-je sortir de mon sac la lettre que j’ai reçue la veille ? La troisième qui me parvient, à la suite de la parution de mon annonce. Je n’en ai encore parlé à personne, ni à Philippe ni à Françoise. C’est une lettre d’un autre type celle-là, tapée à la machine. Et une lettre d’homme. Elle me paraît importante. Elle est là dans mon sac. En un sens, elle fait battre mon cœur, parce qu’elle contient une part d’inconnu, mais aussi parce qu’elle a un côté tout à fait sérieux, tout à fait officiel. Et je suis plutôt contente d’être prise au sérieux. Je la sors. Je la lis, à voix haute, pour épater Roland :

Madame,

J’ai pris connaissance de votre annonce publiée dans la presse locale ces jours derniers. Président-directeur général d’une grande entreprise, je mène une existence très occupée. Dans les très rares moments libres que me laisse mon emploi du temps, j’ai pensé que les séances de « lecture » que vous proposez pourraient m’aider à parfaire une culture générale devenue de plus en plus indispensable aujourd’hui, surtout dans le type d’activité et de responsabilités qui sont les miennes, et que je n’ai pas le loisir d’acquérir autrement. En d’autres termes, j’aimerais me « tenir au courant », savoir ce qui se lit, ce qui se dit, de quoi on parle. Vos conditions seront les miennes.

Si cette offre vous agrée, Mademoiselle, veuillez avoir l’amabilité de prendre contact avec moi, etc.

Je lève la tête pour juger de l’effet produit. Roland n’a pas l’air tellement content. Plutôt renfrogné, même. Il finit son bout de tarte en dodelinant de la tête, avec une expression de grande méfiance. J’en étais presque sûre, mais j’ai avancé mon petit pion. À ta place, dit-il, je serais prudente – Ah, pourquoi ? – Parce qu’il dit Mademoiselle à la fin après avoir dit Madame au début, à moins que l’erreur ne vienne de toi… Non, l’erreur ne vient pas de moi, il a bien écrit Madame au début de la lettre et Mademoiselle dans la formule de politesse, c’est un fait. Un fait significatif, dit Roland, pas du tout innocent – Eh bien… alors ? – Alors, rien, prudence, c’est tout ! Pourtant, très vite maintenant, il change de ton, le premier choc doit être passé : Un P.-D.G., dit-il, rien que ça ! J’enchaîne en disant que c’est une chance inespérée, un événement tout à fait inattendu, que j’ai décidément eu une excellente idée en mettant cette annonce, malgré ce qu’ont pu penser les uns et les autres, que le résultat est là, que je suis vraiment sur la voie d’avoir une clientèle digne de ce nom.

Attention, prudence ! répète Roland Sora. C’est peut-être un piège. Ce monsieur-là peut avoir une idée derrière la tête. Tu n’es pas tout à fait idiote, non ? Tu vois bien ce que je veux dire ? Je fais semblant de réfléchir. Oui, je vois, je vois… Je tourne et retourne la lettre dans mes mains. Il doit croire que je m’amuse, lui donne la comédie et pourtant je suis réellement satisfaite, tout à fait contente de cette proposition. Ce n’est pas une chose que j’ai inventée. Elle est là, entre mes doigts, bien nette, bien claire, bien tapée, par une secrétaire stylée sans doute.

Justement, Roland jette un coup d’œil un peu oblique sur l’enveloppe et tente de lire l’en-tête. Je viens à son secours. Société Nickeloïd, dis-je. J’avoue que, quand j’ai lu ça, j’étais à cent lieues de penser… j’ai cru que c’était une lettre pour Philippe, ou une facture, ou je ne sais trop quoi… Nickeloïd ? Qu’est-ce que ça peut être ? Qu’est-ce que vous en pensez ? Il m’a pris l’enveloppe des mains et la regarde avec suspicion. Je ne sais pas, mais j’espère que c’est une vraie société… et un vrai P.-D.G… un P.-D.G. qui veut se recycler… s’acheter les moyens d’une culture rapide pour mieux réussir ses affaires… affaires, voilà, c’est le mot… tout est affaires… il me reste à espérer que celle-là sera vraiment fructueuse pour toi, chère Marie-Constance, je le souhaite de tout cœur, mais je répète : prudence ! ouvre l’œil ! avec les hommes, on ne sait jamais… Je feins de ne pas très exactement comprendre : les hommes ?… Oui, dit-il impatienté, les hommes, l’espèce masculine !

Je le remercie de ses avis paternels. Mais il glisse un dernier soupçon. Comment se fait-il, dit-il, que cette lettre arrive si tard, si longtemps après la publication de l’annonce, car si je ne me trompe, il y a bien maintenant trois semaines qu’elle a paru, non ? Il compte sur ses doigts : la semaine du petit handicapé, la semaine de la Générale, la semaine de l’hôpital, ou alors l’inverse, je ne sais plus bien l’ordre des événements… tu es déjà vieille dans le métier, bientôt un mois… Comment se fait-il que ce monsieur ne se manifeste qu’au bout d’un mois ?

Il finit son café. Il a le sourcil vraiment froncé. C’est, lui dis-je, qu’il est prévu par contrat que l’annonce reparaisse toutes les trois semaines. Elle vient justement de reparaître. Puis, après un temps de réflexion : Mais peut-être cela commence-t-il aussi à se dire, à se savoir, peut-être commencé-je à avoir une certaine renommée sur la place publique ?